La lutte générale menée contre la pandémie qui sévit actuellement dans le monde nous rappelle que, dans son histoire, l'humanité a constamment été frappée, à intervalles plus ou moins espacés, par de tels fléaux.
Un médecin incise un abcès de peste
On évoque souvent les ravages causés, il y a cent ans, par la grippe dite
espagnole parce que, en Espagne, pays resté neutre pendant la Grande Guerre,
le gouvernement n'a pas caché le nombre de victimes, de sorte que les gens
ont cru que ce pays en était à l'origine.
Apparue en hiver 1918 à Boston, elle a été
introduite en France par les soldats américains. La censure officielle,
craignant de démoraliser au mauvais moment l'opinion publique et les
troupes, a empêché d'en parler et de la combattre efficacement.
On estime aujourd'hui le nombre de victimes, de 1918
à 1920, à 50 millions dans le monde, 400.000 en France, dont 100.000 parmi
les troupes alliées au front. Chaque famille déplore en son sein un ou
plusieurs décès dus à ce virus, en plus des victimes de la guerre.
Le XIXe siècle, lui, a connu plusieurs vagues
du choléra en Europe, dans les années 1820 et plus nettement en 1832 et 1854
et encore vers 1866-1867, causant chaque fois une mortalité accrue.
Un ancêtre de Boris Vian, par exemple, Louis
Alexandre Ravenez, en est mort en 1854 à Marseille, où il était commissaire
de police. Chaque fois, le point de départ de l'épidémie a été le Bengale.
Les virus se propageaient jadis plus lentement que
de nos jours, mettant des mois, voire une année, pour gagner nos contrées,
les voyages s'effectuant principalement par mer.
Autrefois, la médecine ne parvenait pas encore
à identifier la véritable cause des épidémies
successives, ni à les diagnostiquer. On les qualifiait de peste, terme qui
ne s'appliquait pas seulement à la peste bubonique, mais aussi à d'autres
maladies contagieuses mal déterminées. Les chroniques alsaciennes décrivent
plusieurs de ces invasions.
Au départ, le responsable de la peste bubonique est
le rat noir, originaire du sud de l'Asie, amené en Europe au Moyen Âge par
bateau. Quand il est lui-même atteint par le virus, il sort de son trou pour
mourir. Ses puces contaminent ensuite l'homme. La mémorable pandémie de
1348-1349 a été la plus dévastatrice sur le continent, tuant de 30 à 50 % de
la population, selon les régions.
À Strasbourg, comme ailleurs, on accusa les juifs,
pourtant atteints eux aussi, d'empoisonner les puits. Le boucher Jean
Bettschold, élu le 13 février 1349, qui fut le premier ammeistre issu des
corporations, autorisa la populace à massacrer les juifs et à brûler leurs
maisons.
A partir du XVIe siècle, la tenue des
registres de sépulture permet de suivre les courbes de la mortalité d'une
localité. Le double du nombre de décès observé une année par rapport à la
moyenne des années normales est le signe d'une crise.
Un historien l'a remarqué pour Strasbourg durant les
années 1564, 1567 et 1622. Pour une population de quelque 25.000 habitants,
un chroniqueur évalue à 3.000 les Strasbourgeois morts de la peste en
1540-1541.
À la première alerte, le stettmeistre Jacques Sturm
éloigne de la ville les professeurs de la Haute École, dont Calvin, avec
leurs étudiants, car il a remarqué que les intellectuels succombaient les
premiers. Plus tard, jeune marié, Calvin, alors à un colloque à Ratisbonne,
tremble pour sa femme Idelette et la renvoie de leur logis pour la mettre à
l'abri chez son frère, Lambert de Bure, parce que leur pensionnaire, son
assistant, a été emporté par l'épidémie. Son collègue, le réformateur
Gaspard Hédion, le sera en 1552. La peste touche également les notables,
tels, en 1564, le banquier bâlois Jean Jacques Rüdin, ancêtre de l'acteur
Claude Rich, et Georges Vogel, stettmeistre de Colmar, aïeul d'Auguste
Bartholdi.
La guerre de Trente Ans ravage l'Alsace à partir de
1621. En plus des ruines causées par les combats, les pillages des soldats,
les incendies et les rançons, les maladies se répandent. Ainsi en 1622, les
soldats de Mansfeld apportent la peste à Bouxwiller, peuplée d'un millier
d'habitants augmentés de l'afflux des réfugiés des alentours. D'une
cinquantaine de décès jusqu'alors enregistrés par an, les pasteurs en notent
513 pour cette année-là, dont 104 pour le seul mois de juillet.
Si, de nos jours, on guérit les pestiférés à coups
d'antibiotiques, jadis les moyens prophylactiques manquaient cruellement.
Alors, tout naturellement, les gens se tournaient vers la religion et
priaient pour la fin de l'épidémie, de quelque nature qu'elle fût. On a la
chance de conserver trois témoignages de cette dévotion, rédigés en français
dans des registres tenus en latin par des curés de la vallée de la Bruche,
confrontés chacun à une vague soudaine de décès.
En décembre 1710, « une maladie assez inconnue »
attaque le haut de Russ et enlève « en peu de jours dix gros corps ».
Affolés, les habitants font le voeu d'un office en l'honneur de saint
Sébastien pour obtenir sa protection. À peine le voeu fait, la maladie
s'arrête, s'enthousiasme le curé. Le voeu est renouvelé en 1722 (une grande
épidémie de peste sévit en France depuis 1720) et le curé ajoute que «
l'Église a accoutumé d'invoquer ce saint contre la peste et autres maladies
contagieuses ».
À leur tour, ceux de Wisches choisissent en 1738 de
s'adresser à « saint Guérin, confesseur et pontife... contre toutes sortes
de maladies infectantes et nuisibles, tant à eux qu'aux animaux... ».
L'intercession des saints Sébastien et Roch était le plus souvent sollicitée
en Alsace contre la peste, mais Guérin y fait exception, étant plutôt vénéré
dans sa Lorraine natale.
Le troisième voeu est prononcé à Lutzelhouse en 1721
pour obtenir l'intercession de saint Hubert contre la rage. La spécialité
attribuée à ce saint est de protéger les chasseurs et les chiens des
morsures et, par extension, de cette affection mortelle.
Pour célébrer la délivrance d'une épidémie
meurtrière, de nombreuses villes d'Autriche ont érigé aux XVIIe et
XVIIIe siècles une colonne commémorant ce moment.
Paul Christian WOLFF Cercle généalogique d'Alsace
www.alsace-genealogie.com
Source : DNA du dimanche 29 mars 2020
L'Alsace, plantée au coeur de la vallée du Rhin, a connu de nombreuses pandémies au cours des siècles. Retour sur les principales d'entre elles.
Les danseurs fous de l'épidémie de juillet 1518
« Terre de passage dans la vallée du Rhin et
d'immigration d'entrepreneurs et de main-d'oeuvre étrangère, l'Alsace
restait exposée aux grandes pandémies », souligne Alain Lemaître, professeur
honoraire d'histoire moderne à l'université de Haute Alsace.
C'est surtout la fin du Moyen-Âge qui est
marquée par les épidémies les plus dramatiques à
commencer par celle dite de la peste noire.
Le fléau s'abat sur la province dans les années
1350. Les historiens parlent de 1349 comme de l'année où apparaît en Alsace
cette peste bubonique arrivée d'Asie, essentiellement par les routes
maritimes. Les nombreux marchands qui naviguent sur le Rhin auraient été les
vecteurs du virus. Se caractérisant notamment par des ganglions purulents,
la peste tue les malades parfois en trois jours à peine. Les remèdes sont
alors rudimentaires et consistent pour l'essentiel à de la fumigation. On
brûle certaines plantes comme du genévrier croyant ainsi aseptiser l'air
mais aussi les aliments. Cette épidémie décime plus du tiers de la
population alsacienne. Strasbourg doit agrandir ces cimetières.
Les pandémies de peste endeuilleront régulièrement
l'Alsace jusque dans les années 1650. Ces maladies provoquèrent également
d'insidieux dégâts collatéraux, notamment un développement de
l'antisémitisme. Accusés d'empoisonner les sources et puits d'eau potable,
les juifs furent les victimes de pogroms réguliers dans toute la région.
Le phénomène demeure aujourd'hui encore un mystère. L'été 1518 fut marqué, d'abord à Strasbourg puis dans le nord du Bas-Rhin, par une étrange épidémie de danse. Dans la capitale alsacienne, plusieurs centaines de personnes dansaient alors au son de fifres et de tambours jusqu'à mourir d'épuisement. Par le passé, de telles manifestations s'étaient déjà produites à Erfurt et Cologne. D'abord soignés par des saignées, les malades furent, sur ordre de l'évêque de Strasbourg, regroupés et expédiés dans des chariots vers une chapelle de Saverne consacrée à Saint-Guy (ou Saint-Vit), saint invoqué contre l'épilepsie. Le romancier alsacien Jean Teulé a consacré un haletant ouvrage (Entrez dans la danse) à cette étrange manie dansante qui aujourd'hui encore suscite bien des interrogations chez les médecins. D'aucuns avancent un phénomène d'hystérie collective. D'autres des hallucinations dues à l'ergot de seigle, un champignon chargé en acide lysergique aujourd'hui mieux connu sous le nom de LSD. D'autres encore ont identifié ce mal comme étant une chorée de Sydenham, du nom de son découvreur, un médecin anglais mort en 1689. Cette maladie serait due à une infection du système nerveux à cause d'un streptocoque. La maladie a disparu de nos jours en raison du recours massif aux antibiotiques.
L'épidémie tient son nom du fait que la presse
espagnole fut alors la seule d'Europe à délivrer des informations non
censurées sur ce mal.
Apparu en Chine, le virus aurait été importé en
Europe par les soldats américains à partir de la fin de l'année 1917. La
pandémie atteint son paroxysme entre les printemps 1918 et 1919. En Alsace,
cette épidémie survient dans un contexte politique très particulier.
Personne ne sait encore ce qu'il va advenir de la province après l'Armistice
: restera-t-elle allemande ou retournera-t-elle à la France ? En Allemagne,
l'empereur a fui et le pays est en proie à la révolution. Les troubles
touchent aussi Strasbourg ou un soviet d'ouvriers et de paysans proclame
l'indépendance. Les autonomistes cléricaux font de même. Les socialistes se
rallient à l'idée d'un retour à la France. Le traité de Versailles de fin
juin 1919 tranche la question et réintègre l'Alsace à la France. Ce même
mois de juin 1919 marque aussi la fin de la pandémie de grippe espagnole qui
tua cinquante millions de personnes dans le monde, soit presque trois fois
plus que la Grande Guerre.
Julien Steinhauser, L'ALSACE du lundi 30 mars 2020
Sources : les travaux des universitaires Bernard Vogler, Élisabeth Clémentz et Lucien Sittler.
Copyright SHW 2020 - Webmaster Guy Frank